Le dernier roman de Patryck Froissart intitulé Valdemoras est un superbe objet littéraire, je n'oserais dire roman, à multiples entrées puisqu'il s'agit à la fois d'un roman initiatique d'éducation sentimentale au Maroc dans les années 60 /70 mais également d'une lecture palimpseste des années 1920 /1930 avec des portraits croisés de la France et du royaume chérifien de ces deux époques.
Un grand roman d'éducation au plaisir...
À travers ce fil conducteur du plaisir Patryck Froissart montre qu'avec l'expérience du plaisir le je est un autre comme le disait Rimbaud. La fiction permet comme l'a montré l'Histoire d’Ode toucher au plus intime des êtres dans l'acte fondateur qu'est l'expérience de soi à travers le plaisir : comme le dit Aristote nul homme ne doit oublier qu'il est né du ventre d'une femme. Du Minotaure au divin marquis comme le rappelle Froissart, en passant par les péripatéticiennes dont il ne faut pas oublier que cela signifie élèves d'Aristote, l'inter(s)tex(s)tualité sans cesse présente, soit mentionnée en note soit subtilement évoquée, montre que le voyage du plaisir donne du sens à la vie.
Sous le prétexte d'une description des aventures d'un coopérant français au sud marocain (il faut bien donner l'illusion de la réalité romanesque), l'auteur nous entraîne dans une série de métaphores puisées aux sources de la littérature érotique de Mademoiselle de Maupin à Verlaine en passant par des fabliaux du XIIIe siècle et par... Jacques Dutronc, à travers tout un jeu d'inventions lexicales où toutes les figures de style sont représentées: j'en ai compté plus de trente, régulièrement employées pour le plus grand bonheur du lecteur littéraire si tant est qu'il en reste quelques-uns dans cette époque où l'on publie sous le nom de romans des textes insipides tout autant qu'incultes…
Il y a de véritables morceaux de bravoure à la Claude Simon oscillant entre le Mange clousd'Albert Cohen (comme à la page 79), ou des passages d'Aragon du Roman inachevé qui soulignent bien l'aspect tragique du plaisir comme étant la rencontre d'un corps fini avec la mort toujours présente comme horizon. Le plaisir apparaît comme un usage de soi ainsi que le disait Michel Foucault, c'est-à-dire non seulement une pratique mais également ce qui enracine l’être dans la variabilité du monde.
Il s'agit d'un véritable souci de soi (dixit Artémidor au deuxième siècle), qui n'est pas une typologie des pratiques mais de l'onirocritique, et c'est précisément ce qu'est ce livre, une analyse des rêves du plaisir, l'interprétation littéraire des fantasma du plaisir.
Comme le dit justement Michel Foucault dans le premier chapitre du Souci de soi, la sexualité, loin d'être cette zone obscure et terrible de l'intériorité de l'individu source indéfini de désir et de souffrance, apparaît comme un signe qui permet d'interpréter la relation entre la vie présente de l'individu et son milieu, celui de la vie avec les autres dans la communauté de la cité.
Tout le livre de notre auteur est cet effort pour expliquer comment le plaisir en passant d'une civilisation à une autre permet de se rencontrer soi-même à travers précisément l'amour de l'autre qui soit véritablement différent de moi (ce n'est pas un hasard si Théophile Gautier, l'écrivain de la Réunion est cité), réunion des êtres à travers l'expérience du plaisir, réunion des cultures en quête d'un boudoir où philosopher.
Plusieurs chapitres commencent par une citation de Khalil Gibran, de Musset, de Baudelaire, de Stéphane Zweig, de Pierre Louys très présent dans la description des corps et qui malheureusement n'est plus assez lu aujourd'hui, et qui passe pour un écrivain erotique, ce qu’il n'est pas.
Paul Morand, Kessel, André Gide, Jean Genet, Tennessee William, Paul Bowles et Truman Capote sont également présents.
Les citations qui marquent l'incipit des chapitres portent toutes cette idée que le plaisir touche à cette zone étrange, au lieu de cette douleur physique traumatisante évidente, de cet ébranlement de l’être qui touche au plus profond de soi, à cette âme qui plonge et rapporte le doute, comme le disait Victor Hugo.
Au fond la clé du livre serait peut-être cette phrase de Rousseau dans Les confessions,livre deux : «Rien de tout ce que me fait sentir la possession des femmes ne vaut deux minutes que j'ai passées à ses pieds sans même oser toucher sa robe», que cite notre auteur à la page 313 de son livre.
Foncièrement, le plaisir est le principe de tentation, comme on le voit dans Liaison dangereuse de la lettre 81 de Choderlos de Laclos où la marquise de Merteuil raconte à Valmont comment elle se joue de son confesseur en mentant sur les péchés qu'elle vient de confesser en s'attribuant même plus de fautes qu'elle n'en a commises.
Le plaisir est cela : l'autosuggestion, le jeu, la duplicité, la flatterie mais également la découverte de soi et de l'autre car le corps ne ment pas. Comme le dit Madame de Sévigné dans la Lettre à sa fille du 23 mars 1672 :
«Des machines qui aiment… Des machines qui sont jalouses, des machines qui craignent; allez-vous vous moquer de nous? Jamais Descartes n'a prétendu nous le faire croire.»
Patryck Froissart l’indique: le plaisir est un bien parce que la résistance du sujet est au fond l'apprentissage de soi, l'irréductibilité du plaisir est au fond la vérité de soi. Il reste un mystère dans le secret de l'obscurité dans lequel me plongent les pratiques du plaisir.
Merci à Patryck Froissart d'avoir levé un des voiles de cette énigme où se joue l'essentiel à savoir le rapport au temps. Comme le disait Georges Bataille dans L'érotisme il est question de notre finitude à travers cette expérience fondatrice qu'est le plaisir de soi à travers l'autre et de l'autre à travers soi.
Christophe Vallée
Auteur de:
Le crépuscule de l'aube (roman)
Surface et profondeur (essai)
Apparence et réalité (essai)